Mon entretien sur Comment sauver le genre humain que j'ai co-écrit avec Paul Jorion (éd. Fayard, 2020) avec Florent Parmentier. Il se trouve en deux parties sur le eurasiaprospective.net : première partie et deuxième partie.

 

Vincent Burnand-Galpin, vous venez de co-publier avec Paul Jorion Comment sauver le genre humain. Comment vous est venue l’idée de cet ouvrage ?

Ce livre est d’abord le fruit de notre rencontre avec Paul Jorion. Dans le cadre de la tribune étudiante que j’animais à l’ENSAE, je l’avais invité pour une conférence à l’école. Nous sommes restés en contact et cela fait maintenant deux ans que nous travaillons ensemble. Avant la publication du livre, nous avions déjà co-signé un certain nombre de textes.

Cet ouvrage, plus spécifiquement, est la rencontre de nos deux univers. D’un côté, Paul Jorion travaille depuis de plusieurs années sur une critique de notre système économique actuel. Il avertit en particulier sur ses failles depuis la crise de 2008. Il alerte également, dans Le dernier qui s’en va éteint la lumière (éd. Fayard, 2016) notamment, sur le risque d’extinction de l’espèce humaine.

Pour ma part, je suis issu du monde de l’engagement lycéen, puis étudiant. Très actif dans la vie démocratique lycéenne, j’ai même écrit le Guide d’action du lycéen engagé, publié par l’Académie de Paris en 2017, pour donner les outils, et surtout l’envie, à tous les lycéens de se saisir du lycée non seulement comme un lieu académique mais un lieu de vie.

Après avoir lu les constats implacables de Paul Jorion, je me posais sans cesse la question : « alors, comment on fait maintenant ? ». Mon guide c’était ça : chercher le comment, proposer des solutions, trouver les leviers du changement au sein des lycées,… d’où ce titre « comment… » : un guide d’action en somme ! Sauf qu’ici, il ne s’agissait plus de trouver des réponses à l’engagement individuel, mais des solutions systémiques.

Dans cet ouvrage que vous avez co-écrit avec Paul Jorion, vous en appelez à l’émergence d’une « économie de guerre écologique », en comparant le défi climatique à la mise en place des économies de guerre. Pouvez-vous expliquer sur quoi repose cette mobilisation de l’économie ?

Une économie de guerre c’est la redirection de l’activité économique toute entière vers l’objectif de la victoire. Cela comprend en particulier quatre caractéristiques.

La première est une planification et un interventionnisme étatiques accrus. A titre d’exemple, durant la Seconde Guerre mondiale aux Etats-Unis, il s’est caractérisé par la création, en 1942, de l’Office de stabilisation économique. Ses pouvoirs étaient considérables en termes de fixation des prix, de la qualité et de la quantité des biens produits.

La seconde est un développement hors norme des infrastructures militaires. Un chiffre est particulièrement marquant : en trois ans, entre le 7 décembre 1941 (la date l’attaque de Pearl Harbor) et le 7 décembre 1944, les Etats-Unis ont construits 230 000 avions de guerre alors qu’il ne fallait que 350 avions en service pour assurer toutes les lignes commerciales de l’époque !

La troisième est la mobilisation de toute la population dans l’effort de guerre. Ce sont des faits historiques bien connus : la Seconde Guerre mondiale a mobilisé un nombre considérable de soldats au front mais a mobilisé également l’arrière pour assurer la production industrielle nécessaire et les moyens de subsistance de toute la population.

Enfin, la quatrième caractéristique d’une économie de guerre est la garantie des moyens de subsistance minimum par un Etat-providence fort. Dans l’histoire, l’implication de l’Etat dans cette mission varie : il abandonne souvent l’arrière au profit des besoins du front. Mais le modèle d’économie de guerre britannique durant la Seconde Guerre mondiale est particulièrement intéressant. Le gouvernement avait mis en place le système dit « Utility » selon les mots de Jean-René Bernard (Le système « Utility » : institution fondamentale et caractéristique de l’économie de guerre britannique, Colin, 1953). Les britanniques produisaient des bien standardisés, de bonne qualité, en grande quantité et à des prix abordables pour garantir les besoins de tous. Une des conséquences inattendues de cette situation est que la population la plus pauvre a été, pour la première fois de l’histoire, bien nourrie.

Un effort de guerre écologique c’est remplacer l’ennemi extérieur par l’ennemi intérieur, autrement dit, notre fâcheuse tendance à consommer, voire consumer, la planète. Pour lutter contre le dérèglement climatique, il s’agit de réaliser une mobilisation sans précédent à tous les niveaux de la société : Etats, entreprises, citoyens,… tout le monde a son rôle à jouer. Un Etat-providence fort est nécessaire pour que la société soit capable d’encaisser les chocs. Il s’agit, premièrement, du choc de la transformation profonde de nos sociétés (on pense à la déstabilisation du marché du travail par exemple). Mais il s’agit aussi des crises que l’on va connaitre dues à la perturbation des équilibres naturelles. Le coronavirus n’est que la première d’une longue série.

Pour finir, il faut quand même souligner une limite à la comparaison avec les économies de guerre : une économie de guerre se caractérise par la gestion du chaos. Dans la guerre contre le dérèglement climatique il s’agit de planifier un minimum les choses, d’où également notre étude de différents modèles de planification, en temps de paix, dans l’histoire.

La capacité des Etats à agir est l’une des clés de la mise en place de cet effort de guerre écologique. Vous déplorez plutôt, toutefois, la perte de compétences étatiques en la matière. « Il est grand temps que les États reprennent ces prérogatives planificatrices et les mettent au service de la plus grande transformation que l’humanité ait eu à réaliser en si peu d’années » (p.158-159) : si la question climatique a fait l’objet d’une prise de conscience, et fait l’objet de nombreuses formations, où trouver les élites administratives et politiques prêtes à relever ce défi de planification de l’économie ?

Il faut, avant tout, rappeler qu’en France le Commissariat général au Plan était une petite équipe de 150 personnes et que la planification à la française a relativement bien fonctionné pendant plus de 30 ans à la suite de la guerre. Bien sûr, il s’appuyait sur plusieurs centres d’études, mais ils existent encore pour la plupart (comme le CEPII, Centre d’études prospectives et d’informations internationales, ou le CREDOC, Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie). Bien sûr, il faudrait mettre ces institutions à jour 70 ans plus tard et les adapter au contexte actuel.

Mais cette élite administrative est déjà en poste. Elle est partout autour de nous. Au cours mon expérience d’étudiant, je vois ces élites capables de relever le défi. Pour planifier, il faut déjà quantifier, avoir des sources d’informations fiables : je viens de l’ENSAE, une école qui forme les statisticiens de demain et les administrateurs de l’INSEE. Les méthodes pour gérer l’information en masse sont là ! A Sciences Po, je vois cette génération prête à prendre ces enjeux à bras le corps : elle est prête ! Quand j’étais en stage au Ministère de la Transition Ecologique et Solidaire, j’ai vu cette tour de la Défense remplie de planificateurs dans les starting blocks. J’ai participé moi-même au service statistique à nourrir les nombreux rapports et avis produits par ce ministère mais qui ne sont simplement pas utilisés à leur juste valeur.

On le montre dans le livre : la France est championne du monde de la planification ! Il existe une constellation de plans environnementaux très précis que ce soit au niveau national, au niveau régional ou au niveau local. Il nous reste simplement à les hiérarchiser et à les appliquer.

Mais il est vrai, la limite à la planification n’est certainement pas technique mais politique. Le paysage politique y était pour l’instant très hostile. Mais les choses bougent très vite avec la crise sanitaire actuelle : les annoncent d’Emmanuel Macron depuis le début de la crise sont dans ce sens très encourageantes. Espérons que cela ne soit pas seulement de vains mots !

J’ai parlé de la France, mais les autres régions du monde sont prêtes pour une telle planification aussi. Au niveau européen, la Commission, si elle veut bien se saisir de ce rôle, est un planificateur de longue date. Seulement, elle n’a pas les moyens de ses ambitions. Pour ce qui est de la Chine, elle est déjà au point là-dessus depuis bien longtemps, même si ce n’est pas le modèle que nous souhaitons appliquer en Europe. La machine planificatrice est rodée depuis l’ère de Deng Xiaoping. Mon inquiétude se tournerait plutôt vers les Etats-Unis. Ils ont montré leur capacité par le passé de planification, mais l’administration Trump aujourd’hui détricote toutes les agences fédérales susceptibles d’être des appuis dans ce genre de défi.

Vous interpelliez votre lecteur : « Rappelons-nous en particulier que nous ne serons jamais à l’abri d’une épidémie inédite, à laquelle nous serions particulièrement vulnérables dans un contexte de malnutrition, même ponctuelle. » (p.22) La pandémie actuelle du Covid-19 confirme vos craintes : agit-elle comme cause, amplificateur ou comme révélateur d’une crise dont les ramifications seront multiples ?

La crise sanitaire actuelle est clairement un révélateur de la crise multiforme. Les problèmes sous-jacents étaient déjà bien présents.

Pour ne parler que de l’aspect sanitaire, cela fait plusieurs années que le budget alloué à la santé est progressivement réduit (on pense à la polémique sur les stocks stratégiques de masques, ou les différents épidémiologues se défendant d’avoir manqué de moyens pour étudier la famille des coronavirus). Avant la crise du Covid-19 cela faisait plusieurs mois que le personnel hospitalier dénonçait la réduction des moyens.

Pour l’aspect environnemental, la biodiversité nous protège des maladies infectieuses. En détruisant la biodiversité, on détruit les barrières naturelles et cela nous met à nu face à ce genre de risques. Certes, les épidémies ont toujours existé, mais leur rythme s’est accéléré. L’écologue et parasitologue Serge Morand montre qu’alors que le nombre de victimes de maladies infectieuses a diminué de 95% aux Etats-Unis entre 1900 et 1990 (grâce aux progrès en médecine), le nombre d’épidémies aurait été multiplié par 10 depuis 1940.

L’institut national de santé italien a montré que l’immense majorité des victimes du coronavirus en Italie était atteint de maladies chroniques causées en particulier par la malbouffe ou la pollution par exemple. Il y a clairement notre mode de vie et nos choix politiques à remettre en cause. Ces défaillances, nous le dénoncions déjà dans le livre avant même la crise, mais la crise les dévoile au grand jour et aux yeux de tous.

Vous évoquez, notamment à travers le recours à la fiction, la menace d’une guerre nucléaire qui est aujourd’hui relativement absente de l’imaginaire populaire, contrairement aux années 1970 où cette peur était plus ancrée. Faites-vous un parallèle avec la menace climatique ?

C’est bien au sens littéral. Le risque de guerre nucléaire est toujours bien présent. En l’état actuel des choses cela ne parait pas un risque imminent, mais à une échelle de 10 à 20 ans, le sujet pourrait redevenir préoccupant. Le dérèglement climatique est une bombe à retardement géopolitique.

Jean-Michel Valantin, le montre dans son livre, Géopolitique d’une planète dérèglée : le dérèglement climatique menace les équilibres géopolitiques. Nous vivons encore dans une relative abondance : la nature a été très généreuse avec nous jusqu’à aujourd’hui. Mais si le climat s’emballe, ce sont les écosystèmes qui s’effondrent et donc nos ressources alimentaires avec. La multiplication des catastrophes climatiques met en péril l’agriculture (sécheresses, espèces invasives,…). Le dernier rapport du GIEC montrait que les rendements agricoles baissent en moyenne de 2% par décennie, alors que pour satisfaire les besoins de la population mondiale, il faudrait une augmentation de la production de 14% par décennie.

Bien qu’elle soit sans doute apocryphe, on attribue cette phrase à Churchill : « Entre la civilisation et la barbarie, il y a cinq repas ». Il est aisé d’imaginer des scénarios à la Mad Max avec l’émergence d’Etats-belliqueux se battant entre eux pour des ressources devenues rares. On est prêt à tout quand on a le ventre vide y compris, pourquoi pas, à appuyer sur la gâchette nucléaire.

Vous appelez à « Sortir du fatalisme et renouer avec l’optimisme », et présentez plusieurs orientations pour cela. Pensez-vous encore possible de faire du « Green New Deal » européen l’un des instruments de cette transformation, qui passera également par la mobilisation des territoires ?

C’est en effet un appel que nous lançons à Ursula Von der Leyen à la fin du livre ! L’objectif de neutralité carbone en 2050 est ambitieux. Maintenant, il faut y mettre les moyens. Il est urgent que l’Europe soit enfin cette Union tournée vers des objectifs sociaux et environnementaux.

Mais dans le paradigme économique actuel, le risque est fort que la transition énergétique prônée dans ce Green New deal, ne soit qu’une addition énergétique. Dans les milieux financiers, les actifs verts sont à la mode. Il n’y a jamais eu autant d’argent disponible pour développer les énergies renouvelables. Mais en même temps, la consommation mondiale d’énergie ne cesse de croitre et on n’a jamais consommé autant de pétrole et de gaz que l’an passé, et que l’année encore avant.

Le risque est que le Green New Deal ne soit qu’une opportunité supplémentaire de faire du business pas cher dans un secteur porteur mais qu’en même temps on ne réduise pas considérablement la consommation d’énergie. La transition écologique n’est viable qu’en réduisant drastiquement la consommation d’énergie, en tendant vers la sobriété.

Il existe cette tendance techno-optimiste qui pense qu’il suffit de remplacer les voitures diesel par des voitures électriques, les avions à kérosène par des avions à panneau solaire, ou encore des burgers au bœuf par des burgers à viande de synthèse. La transition écologique ce n’est pas remplacer nos consommables par des ersatz supposément « verts » mais c’est repenser entièrement notre mode de vie autour de la sobriété. La recherche du profit, à lui seul, n’est plus un moteur suffisamment puissant pour tendre vers cela. Les citoyens ont un rôle clé, pour alerter, et l’Etat, pour planifier, et diriger la quête du profit dans un sens plus écologique.

Mais une économie de guerre ne se réussit pas en opposition à la recherche du profit. L’exemple américain est très parlant. L’historien Hugh Rockoff n’explique pas la réussite de l’effort de guerre américain par son économie centralisé mais par le parallèle historique avec la Ruée vers l’or de 1848 : l’Etat offrait de bons prix pour l’achat de matériel militaire et les industriels s’empressèrent alors d’en produire. Nous ne disons donc pas que transition écologique et initiative privée soient incompatibles ! Il faut simplement un encadrement clair de ce qui est possible et de ce qui doit être : nos démocraties doivent donner des fins à l’économie et le monde de l’entreprise doit être la force productive pour atteindre ces fins.